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La poésie slam de Sylvainkimouss
La poésie slam de Sylvainkimouss
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23 novembre 2005

Cocktail indien

Comme promis, le dernier opus sur le gars John King qui m'a donné des fièvres nocturnes à cause de sa littérature plus vraie que nature. Voici l'un des passages les plus pénétrants que j'ai pu lire ces derniers mois. Toujours tiré de son premier bouquin "Football Factory". Tom, le hooligan, entre deux bastons et trois bitures, passe parfois le temps à réfléchir. Rigolez pas, c'est sérieux. On quitte l'ambiance dents blanches et dollars qui dépassent de la chemise du monde médiatique. On est dans l'ambiance des gens normaux avec leurs problèmes normaux. Tom est au restau indien dans un quartier d'immigrés. A Londres. Ca pourrait être à Paris ou ailleurs. C'est ce que j'aimerais bien pouvoir lire dans les journaux ou autre de temps en temps. Mais ces vies n'existent plus au regard de tous ces gens qui savent pour nous. Tom, le "hool", le méchant, qui aime bien cogner contre tout ce qui n'est pas blanc, aime bien jouer aux échecs... contre Rajiv, l'Indien. Et quand il prend un bang lassi, tout explose dans sa tête : les bagarres de quartiers du passé, l'émeute de Trafalgar Square, l'ambiance de l'East End, la douceur du café indien qu'il fréquente, l'attirance de l'Inde et du Pakistan lointain...

Ce passage est écrit en une seule phrase, la phrase la plus longue du monde. Elle fait plusieurs pages. Elle pourrait être éternelle. Elle est ici. J'y ai vu de ma vie. Vous y verrez peut-être un peu de la votre. En tous cas, John King ne l'a pas rêvé. Il l'a écrite, cette putain de vie qui n'intéresse plus personne.

Un conseil : imprimez ce passage plutôt que de lire devant l'écran. Il est long et se savoure mieux devant du bon papier. J'aurais pu raccourcir. Mais l'intérêt est de justement de faire l'effort de le lire dans son intégralité. Cocktail indien et effets hallucinatoires...

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" Ils pensent sans doute que Vince Matthews a un peu perdu à la boule en quittant l'Angleterre, qu'en revenant il n'était plus que l'ombre de lui-même, mais moi ça ne me dérange pas car je vois les choses sous un autre angle à présent, je vois tout de manière relative, les skinheads qui traversent le pont en courant vers Hayes, avec à leurs trousses les gars du quartier, nettement plus nombreux que ces étrangers à la tête rasée, dix contre un peut-être, des costauds, armés de ces machettes et des nunchakus qu'utilisent les Indiens quand ils cherchent la baston, et soudain, l'explosion nucléaire dans le pub, des cocktails Molotov, plutôt, du verre qui éclate, et tout le monde semble figé, suspendu, l’espace d’une seconde, comme si le film s’était arrêté et que quelqu’un, en studio, coupait le négatif en morceaux, mais tout à coup le cerveau se remet à fonctionner, identifie le bruit, parce qu’après tout, cinq minutes avant, ils assistaient au concert de Business 4 Skins Last Resort, et pour les gars du coin, armés jusqu’aux dents et prêts à se défendre, sans doute furieux à cause du défilé du FN, quand Blair Peach s’est pris une branlée,

ça, c’est le genre de chose qui vous reste en mémoire, de sorte que quand une bande de skins envahit votre territoire, vous ne perdez pas de temps à vous poser des questions, parce que les pires journaux infiltrent plus loin qu’on ne croit, et qu’il suffit de lire le journal pour savoir que tous les skins sont des fascistes blancs qui haïssent les bronzés, peu importe la musique et les fringues JA, le vieux folklore, des histoires circulent sur ces hooligans des quartiers est qui pillent les boutiques et qui molestent des femmes et des jeunes filles indiennes, les mères, les sœurs de quelqu’un, et quand on agit comme ça, on cherche les ennuis parce que, en réalité, les Blancs qui ne sont pas du coin s’imaginent que les Indiens et les Pakis ne peuvent pas se défendre eux-mêmes, ce qui est une grosse connerie, et tout le monde se contente de ce cliché selon lequel les Blacks et même les Grecs et les Turcs des quartiers nord sont des durs, eux, tandis que les Indiens suivent tranquillement la tradition familiale et héritent de papa et de maman toutes les petites épiceries et bazars du coin, mais il faut connaître certains mecs de Southall, comme George, qui s’est trouvé gêné un jour où son vieux était passé le prendre en voiture à la sortie de l’école devant ses copains, c’était l’été et le vieux avait baissé les glaces du Ford Estate,


il écoutait de la musique religieuse, à la cithare, et criait à son fils de faire attention en traversant la rue, et George connaissait plein de gars du Front National, dans le quartier, ou au moins des types qui se prétendaient du FN, sans rien comprendre à la politique, qui ne voulaient pas croire que Martin Webster était un pourri, et s’imaginaient que le simple fait de porter un insigne du FN les rendait invincibles et faisait chier les trotskystes et la Ligue ani-nazie, cette même façon de voir qui faisait de l’Union Jack un symbole de l’anarchie, et George disait qu’il comprenait leur point de vue, curieusement, et qu’il se sentait une sorte de Blanc honoraire, sans être pour autant un Oncle Tom faisant son numéro dans le cirque des Blancs, mais un hooligan qui avait travaillé un moment comme charbonnier à Hanwell, avant d’achever de se faire un corps musclé, un corps de dur, avec des poids et des haltères et un entraînement aux arts martiaux, au kung-fu peut-être, et que personne n’allait lui marcher sur les pieds parce qu’il avait connu la taule et la maison de redressement, et que personne ne l’avait jamais emmerdé, mais Dieu seul sait où il était quand les skins ont envahi Southall, on le voyait traîner dans le coin des années avant, quand le FN avait essayé de défiler et que tout le quartier s’était mis à feu et à sang, une émeute de première, pendant laquelle Blair Peach, un prof militant communiste ou quelque chose comme ça, selon les journaux, avait trouvé la mort, dérouillé à coups de poings et de pied, et pas mal de gens disaient que c’était le SPG,


d’ailleurs ils ont changé de nom à présent, tu parles, et les studios de Rust and Misty in Roots avaient été saccagés par les Noirs et les Blancs, ensemble, les punks des quartiers ouest et les rastas, et ce jour là, George et sa bande y étaient, en train de bastonner dans Uxbridge Road, il avait latté les couilles d’un flic, et toute sa famille, au sens large, l’avait épaulé, tous, de vrais Indiens, pas des gars avec la tête rasée et de chouettes fringues, comme lui, mais en cas de pépin ils s’amenaient avec des sabres de cérémonie dans le coffre de leurs bagnoles rouillées et en mettaient un coup, d’ailleurs moi-même je me suis fait dérouiller par une bande d’Indiens, une ou deux fois, la nuit, à la fermeture des pubs, ça faisait partie du paysage, mais là, tout Southall bastonnait en plein jour, et la police a chargé à l’aveuglette, alors George et sa famille ont arrêté un bus, tabassé le chauffeur, et c’est vrai que ça ne se fait pas, mais quand c’est la guerre il arrive toujours des trucs moches, les gens vont trop loin, ils commettent des atrocités, c’est toujours les innocents qui paient, et George a pris lui-même le volant et a foncé à pied au plancher, je crois bien que c’était un bus à impériale, un 207, enfin peu importe le modèle, le fait demeure qu’ils n’ont pas payé leur ticket pour cette balade dans Southall, d’ailleurs c’est spécial Southall, un autre univers, les gens se débrouillent bien, il y a plein de monde, les boutiques regorgent de bouffe qui déborde jusque sur le trottoir, il arrive sans cesse quelque chose,


c’est une autre culture que les Blancs les plus jeunes ont du mal à intégrer, parce que si les Blacks ont leur propre mode de vie, la musique permet aux Blancs de s’en approcher un peu, alors que les Indiens, c’est une autre histoire, c’est fais ce que tu as à faire, vis ce que tu as à vivre, un comportement particulier, et c’est pourquoi l’ouest de Londres est si différent du sud de Londres, et même du nord de Londres, à cause de ce passé là, cet arrière goût punk, et que ce soit les Ruts ou cette émeute de Oï, deux courants du même mouvement, ******** et voilà à quoi je pense dans ce café où j’ai mes habitudes, le café le plus authentiquement indien de tout Southall, quelque chose d’un peu inhabituel dans ce coin parce que ici c’est surtout de la cuisine de l’Inde du sud, des massala dosas et des talhis, même des idlis que je prends le matin, en allant au travail, quand j’ai le temps, oui, cet endroit est ce qui se fait de mieux, et quand je dis authentique, c’est vraiment ça, le vrai truc, le meilleur café où s’asseoir tranquillement pour passer un samedi après-midi, d’ailleurs cela fait des années que je n’ai pas mis les pieds dans un pub de Southall, ils sont tous parfaitement merdiques, et pourquoi picoler alors que je peux manger ici et faire glisser mon repas avec un lassi bang, le vrai truc de là-bas, c’est un lassi qui fait bang, et le gars qui tient le café se souvient de l’époque où on état mêmes,


je connaissais son cousin George, le hooligan qui est retourné en Inde et dirige maintenant une pension à Bombay, e qui fait dire à certaines personnes qu’il est devenu maboul, parce que Bombay est un ramassis de junkies, alors que d’autres prétendent qu’il trafique, c’est vrai ou c’est faux, peut-être avait-il simplement envie de retourner vivre là-bas, je ne connais pas le fonds de l’histoire, ne me posez pas de questions, ça fait dix ans que je n’ai pas vu ce mec là, peut-être plus, c’est comme s’il était quelqu’un d’autre à présent, et le lassi bang fait bang dans ma tête, et les prix sont également authentiques, ou presque, on me fait un tarif spécial, parce que je suis un habitué, un vieux de la vieille, et merci pour le cocktail de dope mélangé au lassi, c’est super, c’est samedi soir, et je regarde les gens qui passent au-dehors, je suis en Inde, de l’autre côté du globe, je n’ai même pas à me lever pour parcourir le monde, juste laisser le lassi faire son effet et regarder par la vitrine, et l’échantillon est bien dosé ce soir, les gars m’ont servi comme un roi, il y a un pichet d’eau sur la table, un pichet métallique bosselé, et mon ouïe doit être en arrière-fonds, me parvient un écho de musique punk, c’est de bons souvenirs, depuis les Ruts jusqu’aux 4 Skins, mais apparemment, les choses se sont un peu calmées à présent, même si, quand on va à Bethnal Green ou Whitechapel, à l’autre bout de Londres, c’est encore une toute autre histoire, on pourrait penser que les choses se seraient arrangées d’elles-mêmes,


surtout après l’émeute de Trafalgar Square, la dernière émeute punk, avec ici et là quelques politiques, mais aussi beaucoup de gens comme vous et moi, tout le monde en train de foncer sur les flics, c’était aussi le vilain côté du mouvement punk après qu’il est passé à la clandestinité, les droits des animaux, les squats, les Blancs avec des dreadlocks, mais aussi beaucoup de gens ordinaires, parce que pour autant que je m’en souvienne, c’était ça à la base, les punks, des gens ordinaires qui n’avaient rien à dire sur la mode, sinon que c’était de la merde, de l’arnaque, une gigantesque escroquerie, un truc de tarés, et Trafalgar est devenu surréaliste, quoique l’on entende par ce mot là, la Maison de l’Afrique du Sud en feu, les bongos faisant vibrer les tympans de Nelson, de la fumée partout, les chevaux et les brigades anti-émeutes, les briques qui volent et les matraques qui tombent, mais la police n’avait pas pu contrôler le truc cette fois-là, et c’étaient les grands restaurants du West End qui avaient été saccagés, ce devait être fameux de balancer des briques dans les vitrines des Mc Do des grills, mais pas un seul indien n’avait été touché, juste les grosse entreprises, les banques, c’était bien vu, toutes ces magouilles, cet argent dégueulasse, et moi, je commence à dériver, mes pensées filent dans tous les sens, la foule paisible, sur le trottoir, dégage la même électricité que ces émeutes, curieusement, ce sont des voix qui crient, de la violence politique, mais sans organisation, les rivalités entre jeunes, le problème racial sans cesse exploité par ceux qui nous dirigent, et je me demande d’où viennent ces gens là, ils devraient venir habiter le quartier quelque temps, histoire d’être au courant de ce qui se passe vraiment, parce qu’ils choisissent toujours ce qu’ils croient être la solution douce, c’est d’ailleurs pourquoi les Indiens se font si souvent attaquer, à cause de cette idée qu’ils sont incapables de se défendre, que ce sont des êtres faibles, tout de douceur et de pureté, un véritable punching-ball pour le reste du pays quand il a besoin de passer sa frustration sur quelqu’un, mais ce n’est pas du tout ça, je le sais pour avoir grandi ici, évidemment, ils sont peut-être un peu différents, mais on vit tous dans le monde réel, et pas dans le paradis constipé des conservateurs ni dans un univers socialiste idéal d’opprimés heureux de leur sort, mais parmi les gens, voilà, les gens tout simplement,

et ce lassi bang est en train de me niquer le cerveau, et je vois Rajiv arriver, il s’assoit en face de moi avec le petit échiquier, fabriqué au Penjab me dit-il, et il descend son lassi bang d’un trait, en parlant tranquillement, trop tranquillement, je sais ce qu’il dit sans pouvoir saisir ses paroles, c’est curieux ça, et à présent il met en place les pièces sur l’échiquier, et il n’y a plus de place pour la violence, pour les émeutes, nulle part, parce que c’était il y a longtemps et que nous avons tous grandi, d’ailleurs les échecs, c’est un jeu de gentlemen, qui nécessite de la réflexion, de la logique, de la maîtrise, c’est foutrement vrai, alors nous entamons le rituel du samedi soir, le même depuis six mois à présent, je me concentre sur le roi, sur la reine, j’oublie les castagnes, c’est quelque chose d’inné en moi, cela fait partie de ma culture, de mon histoire, quelque chose qui est sans cette nié, ignoré, preuve évidente que l’histoire n’est qu’une affaire de vainqueurs expliquant à tout le monde à quel point les vaincus sont mauvais, c’est Johnny Rotten qui disait ça, et je suppose que je devrais appeler le mec Lydon, c’est la plaisanterie classique qui résume tout, et même lui s’est fait une nouvelle vie à présent,

c’est peut-être ça qui m’a fait penser à cette histoire de punks, à la façon dont tout est revenu à la case départ, et puis il y a ces histoires qu’on entend à la télé, sur les néo-fascistes du BNP dans l’East End, sur le FN qui a lui aussi changé de nom, comme le SPG, et j’aurais cru que tout cela appartiendrait au passé, qu’on aurait franchi une sorte de point de rupture, avec ces deux émeutes à Southhall, parce que moi, j’ai grandi avec les Indiens et les Pakistanais, et je sais qu’ils sont différents, qu’ils viennent de deux pays différents, que des centaines de milliers d’entre eux sont morts pour cette frontière, sans oublier le Bangladesh, et c’est là le premier pas, connaître la différence, et même s’il y une castagne de temps à autre, c’était entre bandes différentes de gamins différents, même les fameux casseurs de Pakis étaient noirs et blancs, c’était déjà assez moche, assez triste, mais pas comme ces mecs de maintenant, ces jeunes gars qui se font poignarder, où va-t-on, même pour cette émeute de Oï, qui peut dire que ces skinheads étaient racistes, je ne sais pas, c’est dans l’air du temps, on accepte des versions de faits inventés par ceux qui sont au pouvoir, et qui n’étaient même pas sur place, et je n’arrive pas à saisir ça, je n’arrive pas à saisir ce qui se passe sous mes yeux, trois mouvements à présent, et mon regard traverse l’échiquier, traverse les cases blanches,

je vois des tunnels creusés dans la table, mais des tunnels sans fond, aux parois rouges, de marbre et non de bois, comme un halo rouge et translucide, très étrange, qui signifie sans doute quelque chose, quelque chose de symbolique, où peut-être juste le chaos, je m’en fous, c’est à moi de jouer, de faire encore un pas dans l’évolution de l’humain, de cet humain, d’avancer une pièce et de mettre la pression sur l’adversaire, de forcer Raj à devoir inventer une combinaison, parce qu’il s’agit avant tout d’avoir l’esprit clair, de voir au delà de l’action immédiate et de prendre la bonne décision, alors qu’il existe tant de possibilités toutes aussi réelles, de dépasser les idées toutes faites et de faire preuve de respect envers son adversaire, oui, les échecs, c’est plus qu’une compétition, et c’est pourquoi nous y jouons, Raj et moi, chaque samedi sans faute, et voilà le cousin de George qui nous apporte un massala dosa, et Raj s’y attaque et moi je ne sais plus, je ne sais plus du tout à qui c’est le tour de jouer, j’essaie de me souvenir, je ne veux pas poser la question, il doit avoir quelque chose de spécial ce lassi, parce que j’ai du mal à rassembler mes esprits, je tire sur toutes les ficelles pour accorder les pensées contradictoires,

et c’est comme si toutes les informations s’étaient emmêlées, comprimant mon cerveau dans un jaillissement d’images, et je me retourne de nouveau vers le passé, je me demande si c’est Raj qui a joué le dernier ou si c’est moi, je n’en sais rien, je ne peux pas demander, je ne peux pas poser la question, je ne peux même pas parler, bordel, je n’arrive plus à trouver les mots, à lrs réunir, quand on veut on peut, paraît-il, vive le volontarisme, et Raj reste là, parfaitement immobile, un morceau de dosa à la main, avec de la sauce sambhar qui coule sur son assiette, c’est le silence à présent, puis soudain l’écho des Ruts, en arrière-plan, j’entends des fantômes, Malcolm Owen qui chante « H-Eyes », pauvre gars, et tout est dans cette chanson, rien à ajouter, imaginez cela, écrire une chanson sur ma propre mort, sur la peine que cela a causé à sa mère, pauvre femme, à son père, ça me fait mal au ventre, une belle vie gâchée, puis la voix s’efface, remplacée par les 4 Skins qui interprètent « Wonderful World », une chanson qui traite du délit de sale gueule, et c’est curieux parce que les Ruts avaient une chanson intitulée « Suspect », vous vous rendez compte, je n’y avais jamais pensé, jamais jusqu’à cet instant, alors que pour tout un chacun ces deux groupes se situent aux extrémités opposées du spectre politique, mais peut-être que les gens ne comprennent pas, je ne sais pas, c’est juste une idée comme ça, mais ça ne me dit pas ce qu’ils ont mis dans le lassi bang, parce que je me sens parano maintenant, j’ai l’impression d’énoncer à voix haute chacune de mes pensées,

comme s’il n’y avait plus de secret possible, il faut que je demande à Raj à qui c’est le tour de jouer, voilà, les mots reviennent, il arrivent en bloc, de face, et il lève les yeux de l’échiquier, et me répond qu’il n’en sait rien, qu’il ne sait plus, ce qui crée un blanc dans la conversation, que nous tentons tous deux de remplir avec un minimum de dignité, dans le vacarme des assiettes, car le café va fermer et c’est l’heure de la plonge, et même si on nous laisse toujours finir notre partie, il va bien falloir à qui c’est le tour de jouer, donc Raj commence à reprendre la partie à l’envers, essayant de retrouver les différents coups qui nous ont amenés à cette situation, déplaçant lentement les pièces sur l’échiquier afin que nous n’oubliions rien, réévaluant les choix, retournant le temps comme un gant et le secouant pour en faire tomber les réponses, et moi je dois me rappeler ma position e départ, d’arrivée, mais au bout de deux coups j’ai déjà oublié, et j’espère qu’il en est de même pour Raj, j’espère qu’il n’a pas gardé en tête l’image de l’échiquier de départ, d’arrivée, je ne veux pas avoir l’air idiot mais je sais au fonds de moi qu’il était dans le même état, ce sont ces lassis bang, on peut dire qu’on en a pour son argent,

pas de doute, parce qu’ici, dans ce café, c’est l’Inde authentique, on pourrait aussi bien se trouver au Rajasthan, installés dans une ville du désert, abrutis par la came la plus fine venue du Croissant d’Or, c’est le désert de Thar, ici même, en plein Southall, sauf qu’il n’y a pas de frontière pakistanaise à traverser, et c’est magique, parce que je n’ai pas besoin de quitter Londres pour goûter la saveur de l’Orient, pour traverser les mers, juste du vacarme des assiettes dans la cuisine, de l’eau qui coule, et nous restons là, les yeux fixés sur l’échiquier, avec ses jolies couleurs, des couleurs qui vibrent, qui vont et qui viennent, et les particules de bois qui suivent le mouvement, et il n’y a pas grand chose à dire, c’est le silence, mon cœur bat, et il n’y a rien à quoi penser, sauf au coup suivant."

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                       John King, Footbal Factory, ed.de l'Olivier pour la version française.
                    La version anglaise est bien, mais l'argot est assez répétitif.

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